petites morts sans importance
&
poésie de supermarché

 

 

el abuelo

 

 

20 juillet 1981, 7h00. Mon père entre dans la chambre : "voilà c'est fait, papa est mort. Ca va aller". Mon frère ainé, dont les odeurs corporelles adolescentes m'indisposent chaque jour un peu plus, ne s'est pas réveillé. Mon père sort de la pièce, refermant la porte derrière lui. Je suis dans l'obscurité. Je n'ai pas compris mais je sais que quelque chose a changé et il va falloir faire avec. Il va falloir faire sans. Il a dit "c'est fait" comme pour une tâche sans grande importance mais un peu pénible dont il faut se défaire pour pouvoir passer à autre chose. Il a aussi dit "papa" et non "papi". Et pour cause : son papa, c'était aussi un peu le mien, parce que mes parents travaillaient, qu'il fallait m' accompagner à la maternelle, puis en primaire, combler les fins de journée, les fins de semaine, les fins d'année scolaire. Ce 20 juillet 1981, c'est sa fin à lui. Du haut de mes onze années d'insouciance, je l'avais oublié, depuis de trop longues semaines, dans sa maison de convalescence, hospitalisé à la suite d'une vieille blessure, jamais cicatrisée de la guerre civile espagnole, devenue gangrène.
Le 20 juillet 1981, j'oublie et je me rendors, dans cette même chambre où quelques années plus tôt je le regardais défaire avec précaution son turban de la taille, seule pièce de tissu le reliant à sa terre qui l'avait renié lors de la victoire des franquistes. Puis, par pudeur, il éteignait la lumière avant de se déshabiller complètement et d'enfiler son pantalon de pyjama. Nous fixions le plafond de la chambre et il me racontait son Espagne, me disait combien il fallait que je sois gentil avec ma mère, sa belle fille qu'il persécutait de ses remarques acerbes et de son autoritarisme qu'elle seule subissait. Puis, invariablement, il ouvrait la nuit par une petite phrase en castillan dont il ne me reste que quelques bribes : "...Juan, Pedro y Filipito cagaron tres pelotitas... Una para Juan, una para Pedro y una para quien habla el primero...". Il fallait alors respecter le silence pour échapper au mauvais sort. C'est à lui que je dois de m'endormir sitôt couché.
Je l'ai gardé à distance pendant des années mais son odeur ne m'a jamais quitté. Aujourd'hui encore, si je ferme les yeux et que je l'imagine, ce sont ses doigts tannés par l'usage de la pipe que je peux sentir comme au temps des mimosas quand il me prenait la main et m'accompagnait vers le sable. Sur la corniche, en attendant le ballet de l'aéroglisseur, il me faisait cueillir des fleurs, pour ma mère, puis nous retournions à notre voyage avec solennité. Nous prenions le temps.
Un 20 juillet 1981, le temps l'a pris.