petites morts sans importance
&
poésie de supermarché

 

 

la dernière marche

 

 

Il y a trente cinq marches. Autant d’années. A chacune d’elle, un souvenir, une pensée émue pour ceux auxquels je porte mon affection. A chaque foulée une couleur, un parfum familier depuis l’enfant que j’ai été, jusqu’au vieillard que je ne serai pas.
Je voudrais m’attarder sur quelques unes mais je ne saurais être en retard à mon rendez-vous. J’ai toujours été ponctuel, au risque d'être celui qui attend. J’aimais alors laisser vagabonder mon esprit. Je ne devenais rien d’autre qu’un courant d’air, d’eau, d’hier, vers ces paisibles années d’une innocence condamnée.
Je ne sais pas qui sera dans l’autre pièce. Qui fermera les yeux ? Qui applaudira… Peut-être... Car je suis un monstre. Il y eut un temps où je pensais enfin être devenu normal, faire parti du groupe. Je me suis trompé. Je les ai trompés. Ce n’était pas intentionnel mais je ne suis pas malade non plus, il est normal que je doive payer.
Un jour, j’ai aimé. Personne ne m’a cru, pas même lui. On m’avait dit que j’en étais incapable, que jamais je ne pourrais ressentir un sentiment si pur. Alors j’ai travaillé, j’ai creusé au plus profond, j’ai tout retourné jusqu’à ne plus être qu’une tranchée boueuse. Et je l’ai vu cette lumière. C’était doux, je n’ai pas osé la prendre par peur de l’abîmer. Je n’ai jamais été très habile de mes doigts. C’est pareil avec les mots.
N’empêche, j’aurais voulu qu’il me croie. Peut-être sera-t-il dans l’autre pièce ? Ce serait la moindre des choses. Ce que j’ai fait, c’est pour lui. Je ne lui en veux pas, je ne le dis pas responsable de ce qui est arrivé. J’assume. Mais de le savoir, là, tout à coté, c’est moins pénible. Je n’ai gardé qu’une photo de moi enfant. Je dois avoir trois ans et un air étrange dans le regard. Quelque chose entre le doute et la détermination, la reconnaissance peut-être aussi et de la tristesse. Comme s’il pensait : "je sais que j’y arriverai".
Au fur et à mesure que je monte les marches, je ressens tout cela. Je fixe le miroir sans tain et je redeviens cet enfant. Je fixe le miroir sans tain et je t’adresse mon dernier regard.