petites morts sans importance
&
poésie de supermarché

 

 

la porte invisible

 

 

Je n'ai jamais su qui il était. Je veux dire : qui il était ailleurs. Bien sûr, il y a eu ces années que nous avons partagées, ces petites habitudes qui n'appartenaient qu'à nous, un tas de photos et autant de souvenirs communs. Mais ailleurs, je ne sais pas. Aujourd'hui, passées ses obsèques, après avoir découvert ses anciens amants qui m'ont raconté celui qu'il fut avec chacun d'eux, unique et pluriel en même temps, je me rends compte de mon ignorance à son sujet. J'avais accepté son évitement systématique à mes questions sur sa vie avant nous, finissant par croire dans une réassurance illusoire qu'il n'avait pas existé avant notre rencontre. Mais ce "nous" auquel il se pliait en apparence, n'était qu'un leurre pour calmer mon angoisse d'abandon. Même endormi contre moi, il n'était pas "nous". Il restait en permanence à côté, tout près d'une porte invisible par laquelle il pouvait s'enfuir. Paradoxalement, il ne m'a jamais menti. Sa constante bienveillance et son affection à mon égard m'avaient appris à me satisfaire de la tiédeur, de ces choses simples qui accompagnent une vie et dont on ne perçoit l'empreinte qu'une fois orpheline de la main qui l'a dessinée. Comme un galet poli par le flux et le reflux des vagues ou le tronc penché d'un saule qui a poussé sous la caresse du vent, j'avais fini par me soumettre à sa force tranquille.
Il me manque déjà. Comme il me manque depuis le premier jour quand, le fixant dans les yeux, je me suis rendu compte qu'il ne serait jamais là. Alors, je m'assieds à ma place, face à son fauteuil vide et je l'imagine revenir bientôt, traversant la porte invisible, poser sa main sur mon épaule, me sourire tendrement et, sans dire un mot, me raconter ses voyages solitaires.