petites morts sans importance
&
poésie de supermarché

 

 

le comptable

 

 

Les gens autour de lui avaient fini par le surnommer "le comptable" tant il reflétait le sombre ennui qu'évoque cette profession au commun des mortels. En de nombreux points, ils n'avaient pas tout à fait tort. Il n'était ni laid, ni beau : il faisait partie de la moyenne, de ceux que l'on croise à longueur de journée sans se souvenir de leur visage. De plus, n'arborant aucun signe distinctif qui aurait attiré l'attention sur sa personne, il s'appliquait à ne jamais porter de vêtements trop clairs ou trop sombres, encore moins colorés et on aurait pu aisément croire que sa garde-robe ne comportait qu'un seul et même ensemble.
D'une nature obsessionnelle, rien n'était laissé au hasard et il mettait toute sa méticulosité au profit de l'ordre et de l'équilibre. En semaine comme le week-end, il respectait les mêmes horaires de lever, de toilette, de repas et de coucher. Le changement d'heure au printemps et à l'automne était pour lui un calvaire et il ne voyageait que dans les pays qui ne réclamaient aucun décalage horaire. L'autre sujet d'inquiétude était pour lui le risque d'une tâche au restaurant du personnel où il prenait son déjeuner, toujours seul et en moins de vingt minutes. Si par mégarde une goutte de sauce atterrissait sur son gilet ou sur son pantalon, il était saisi d'une angoisse terrible et il partait s'enfermer dans les toilettes d'où il ne ressortait qu'une fois le tissu souillé parfaitement propre et sec.
Personne ne lui connaissait de vie sentimentale, ni même familiale ou amicale. Il ne portait pas de bijou susceptible d'éclairer les curieux et il ne mentionnait aucun tiers à l'occasion des fêtes traditionnelles. Il communiquait toujours à la première personne du singulier et lorsqu'il se hasardait à quelques réponses plus fournies, la conversation se limitait au plan strictement professionnel. Sa totale maîtrise du temps à consacrer à son interlocuteur et son art de l'évitement frustraient ceux qui tentaient de le percer. Lui n'en laissait rien paraître mais cela l'amusait, comme un jeu de loup. Personne ne l'avait jamais attrapé et pour cause : il était le loup.
Ses voisins et ses collègues le disaient quelque peu asocial. A la vérité, il n'était simplement pas de ceux qui parlent pour taire le silence. Ses refus systématiques de participer aux soirées de l'entreprise et de s'attabler au repas des fêtes de son quartier avaient fini de le cataloguer comme froid et sans affects. Pourtant, lorsqu'il rentrait chez lui, dans le métro et au hasard des trottoirs, chaque regard croisé n'était que pure émotion. Il possédait cette faculté extraordinaire de lire, en moins d'une seconde dans leurs yeux, la vie des gens, s'imprégnant de leurs joies, de leurs souffrances et de leurs espérances aussi. Souvent, il luttait pour ne pas pleurer car la solitude de ces inconnus, si familiers pourtant, le bouleversait. Des gens tellement invisibles qu'on les oubliait capables d'émotions, mais qui le reconnaissaient d'un simple sourire - fut-il triste - ou d'un imperceptible salut de la tête.
Un lundi qui suivait sa semaine de congés posée pour son anniversaire, "le comptable" ne s'était pas présenté à son poste. Très vite, ses collègues s'étaient amusés, lançant les paris sur les raisons de ce retard, avec méchanceté pour certains, jaloux de quinze années d'une parfaite ponctualité : enfin ! Il n'était plus irréprochable et devenait un humain soumis, comme tout un chacun, aux aléas de la vie. Sans le savoir, par cette simple remarque, ils auraient pu lui faire ce cadeau, magnifique, qu'il n'espérait plus, lui qui ne prétendait à rien d'autre que la banalité. Mais suspendu au bout de sa corde, cet humain là n'entendait plus rien depuis quelques jours.