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petites morts sans importance & poésie de supermarché
les 12 salopards :
Amaury
Nous nous fixons depuis sept secondes. Je ne sais pas s’il va m’embrasser ou me frapper.
Sept interminables secondes qui, si rien ne se passe, viendront nourrir mes fantasmes pour
de longues années et tuer toute notion de possible. Son regard occupe à la fois tout l’espace
et est absent. Il semble questionner une certitude, rechercher dans mes yeux sa propre interrogation
dont il connaît parfaitement la réponse. Je me rends compte que je lui renvoie alors ce même questionnement.
Le temps s’est figé. Aucun de nous ne détourne le regard, dans l’attente d’une invitation ou d’une déclaration de guerre.
La partie a commencé quelques années plus tôt, au même endroit, dans ce restaurant du personnel
aussi mal insonorisé que terne et où la principale occupation est de feindre la présence des autres,
entre deux bouchées de frites trop grasses. Il est apparu comme une évidence. Après son passage à la caisse,
il s’est dirigé vers moi, a ralenti pour me laisser le temps de l’apercevoir, ou de l’admirer, puis
une fois assuré de son harponnage, s’est posé quelques tables plus loin, en prenant soin de me faire dos.
Mais au moment de partir, il s’est retourné et a planté ses yeux, sans aucune expression, droits dans les miens.
Et c’est ainsi chaque jeudi depuis cinq ans.
Parfois, je quitte le self un instant après lui et je le découvre à quelques dizaines de mètres.
Il devine ma présence, diminue la cadence de ses pas avec une nonchalance surjouée qui m’agace,
me condamnant au statut d’un voyeur hypnotisé par l’indécente virilité de sa démarche. Il fait mine
de s’intéresser aux collègues qui l’accompagnent, mais je sens sa tension lorsque, accélérant tout à coup,
je le dépasse en l’ignorant avec une insistance aussi bruyante que son dos quelques minutes plus tôt. Il ne dit plus rien,
me privant de la surprise de connaître enfin le son de sa voix.
Aujourd’hui, quelque chose a changé. Au moment de choisir sa table, il ne m’a pas regardé.
Il s’est assis à la même distance mais m’a fait face. Il est accompagné d’une très belle femme
qui rit un peu trop fort, ne laissant aucun doute sur ses intentions. La situation est vulgaire,
je me rends compte de l’absurdité de la chose, de l’humiliation ainsi affichée aux yeux de tous,
ces anonymes, autour, qui se nourrissent d’un spectacle aussi grossier que le contenu de leur assiette.
La vérité m’apparaît alors : je suis cette femme. Mais elle, a le courage ou le désespoir d’afficher clairement
son désir, ce fil d’Ariane qui me fait revenir chaque jeudi depuis cinq ans.
En une fraction de seconde, le fil se casse. J’abandonne la partie. Cette fois, c’est moi qui pars le premier,
à mon rythme sans caler ma vitesse sur cet homme dont je n’attends rien mais dont je rêve tout : un fantasme
qui comble le vide incommensurable qu’il a créé. La mécanique de mes pas accentue ma colère qui grandit comme
un tremblement de terre. Je me fissure de toutes parts et j’abandonne, dans mon sillage, les morceaux d’un espoir déchu.
Chaque foulée est une libération et, dans le même temps, tout s’alourdit. J’ai soif, ma peau brule.
A la sortie du self, j’entre dans les toilettes où je reste longuement le visage sous un robinet d’eau froide.
Soudain, la porte claque derrière moi. Je relève la tête et dans le miroir, je le vois, impassible.
Ou livide. Toujours à distance et immobile.
Il n’est plus le garçon aux joues pleines d’il y a cinq ans. Son visage s’est creusé, son cou,
épaissi et sa peau devient celle d’un homme dont le regard sombre exprime la fatigue et la détermination.
Une violence à laquelle il ne peut plus se soustraire, conscient de ce qu’il s’apprête à commettre et qui
s’impose à lui comme par instinct de survie. Après cela, il n’y aura plus de retour possible en arrière.
Le passé n’existe déjà plus. Nous nous fixons depuis sept interminables secondes. Je ne sais pas s’il va m’embrasser ou me frapper.
Alors, son corps se met en mouvement. Il s’avance vers moi les poings serrés.
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