petites morts sans importance
&
poésie de supermarché

 

 

petites morts sans importance

 

 

Il s’appelle Frédéric, Julien ou Anthony et il se repaît sur les plateformes de rencontres, les réseaux sociaux. Il se veut différent des autres, il n’est pas un de ces gays qu’il considère « de base » et qu’il affectionne critiquer avec dédain. Il ne doute pas un seul instant de sa grande intelligence qui l’extrait de la masse : il est un esthète, un artiste, un rebelle que la lucidité et l'hypersensibilité condamnent à une vie distanciée de ses pairs peu enclins à le comprendre. Lui est à part ou, plus exactement, au dessus.

Frédéric, Julien ou Anthony est très présent sur le mur de ses différentes applications. Il s'expose beaucoup mais se raconte peu. Le propos se veut le plus consensuel possible et sans intérêt, mais la publication régulière d’une photographie à son avantage lui fait pardonner ce creux que l’on voile alors de mystère. Pourtant, à y regarder de plus près, l’image affichée n’est qu’une répétition de ce qui a déjà été montré : le cadrage, la pose et les filtres sont souvent les mêmes et jamais n’apparaîtront sa masse adipeuse sur son ventre, son crâne disgracieux ou son nez trop proéminent.

Frédéric, Julien ou Anthony collectionne quelques milliers d’abonnés dont le nombre lui importe, officiellement, peu et avec lesquels les échanges se limitent à des actions sur un bouton « Like » ou à des réponses sous forme d’émoticônes. À chacun de ses déplacements dans un nouveau lieu, une nouvelle ville, il en informe ses suiveurs et guette frénétiquement, tout en s'en défendant, les réactions invitant à une rencontre avec quelques locaux auxquels il répondra prudemment sans s’engager.

Et puis, un soir de solitude qui invite à la sincérité ou plus simplement parce que votre nouvelle image de profil a attiré son attention, Frédéric, Julien ou Anthony vous contactera via un message privé. Il vous fera des compliments sur vos publications pourtant présentes depuis plusieurs mois sans qu’il y ait jamais réagi, il dira qu’il vous suit depuis longtemps déjà et que vous êtes à part, un peu comme lui. Inconsciemment, il interprètera votre retenue dans ce soudain échange comme une résistance à son aura, alors il s’attachera à tisser un lien, en apparence exclusif, avec vous.

S’il est en couple, Frédéric, Julien ou Anthony vous dira d’abord combien il est heureux avec son partenaire, qu’il est las d’être importuné par ses nombreux prétendants à l’affût de la publication d’une nouvelle photographie dont la connotation érotique tient, selon lui, du second degré. Assez rapidement, il vous confiera que sa vie de couple n’est pas épanouissante et il vous enverra, dans un message privé, un cliché de son pénis fièrement dressé. Célibataire, il exposera le portrait de ses anciennes relations, un ramassis de malades mentaux, de pervers harceleurs, d’homosexuels sans valeurs et dépendants au sexe. Lui aussi vous enverra sans tarder un cliché de son entrejambe.

Les échanges deviendront quotidiens. Frédéric, Julien ou Anthony vous demandera alors votre numéro de téléphone car il dira s’inscrire dans la vie réelle et que votre relation n'appartient pas au virtuel. Chaque conversation fera l’objet de nouvelles confidences sur une enfance malheureuse justifiant un penchant pour l'alcool ou la drogue, un sentiment de solitude, une récente gonorrhée ou la volonté d’une relation amoureuse saine. Puis, les messages téléphoniques se feront tout au long de la journée depuis le réveil accompagné d’un mot gentil ou d’une photographie coquine, jusqu’au soir, s’inscrivant alors dans un rituel du coucher.

Au bout de quelques semaines ou quelques mois, Frédéric, Julien ou Anthony vous annoncera avec enthousiasme un séjour prochain dans votre ville. Il vous questionnera, fébrile, s’inquiétant de savoir si votre envie de le rencontrer est bien à la hauteur de la sienne. Rassuré par votre retour, il ne fixera pas pour autant de rendez-vous. Le lendemain, il vous informera que les préparatifs de sa prochaine venue le rendront moins disponible dans les jours à venir. Vous ne serez donc pas étonné de ses réponses tardives et minimalistes à vos messages.

Le jour de son arrivée, vous laisserez Frédéric, Julien ou Anthony à ses amis proches. Vous lui adresserez un message de bienvenue lui souhaitant le repos après son voyage tout en lui rappelant votre disponibilité. Craignant de paraître trop pressant, vous prendrez le parti d’attendre qu’il se manifeste. Mais au fil des demi-journées, face à son absence de réponse, votre attente vous fera voyager entre doute, agacement et désillusion et vous lutterez pour ne pas le relancer, ce qui vous cataloguerait parmi un de ses nombreux harceleurs, ces fameux prétendants à la santé mentale fragile dont vous vous moquiez ensemble il y a peu.

Lâche, Frédéric, Julien ou Anthony pensera à bloquer votre numéro de téléphone mais pareil acte demande paradoxalement un certain courage. Aussi, s'il ne se terre pas dans le silence, finira-t-il par vous envoyer un message vous informant d'un planning des plus chargés pour ce séjour décrit comme peu agréable. Mais sur le mur de ses réseaux sociaux, chacune de ses soirées festives, chacune de ses nouvelles rencontres, photographies de son visage radieux à l’appui, vous informeront de son pénible quotidien jusqu’à la date de son départ sans plus aucun contact de sa part.

Interloqué pendant quelques jours, viendra la tristesse avec la blessure d’une trahison originelle. Puis suivra l’auto flagellation, moins pour avoir accordé votre confiance à une personne pourtant pressentie toxique que pour vous être ouvert à un possible, quelle qu'aurait pu être l'issue de la rencontre. Enfin, vous ressentirez de la colère et de l'incompréhension induites par ce ghosting. Car, après ce reset dont vous serez l’unique donnée effacée, Frédéric, Julien ou Anthony reprendra sur le mur de ses applications, ses publications dédaigneuses et plaintives concernant le milieu gay et ses acteurs si peu respectueux.

Passée l’ire, un sentiment mêlé de mépris et de pitié s’installera, une fois que vous aurez saisi que Frédéric, Julien ou Anthony a simplement atteint ses limites et qu’il ne lui sera jamais possible d’aller plus loin que le mensonge qu’il est devenu. Vous comprendrez alors mieux son étroite existence devenue prévisible et vous ne pourrez que le remercier de vous avoir ignoré de la sorte, préservant ainsi de toute compromission vos plus intimes valeurs.

Il s’appelle Frédéric, Julien ou Anthony et il se repaît sur les plateformes de rencontres, les réseaux sociaux.
Il se veut différent des autres, ces gens qu'il utilise avec inconséquence pour nourrir son narcissisme bancal. Comme ces enfants capricieux qui, ignorant la beauté des belles choses qu’on leur offre, les abîment aussitôt puis se lamentent de n'avoir plus aucun cadeau, il est convaincu de son statut de victime quand il se comporte en parfait bourreau.

Faute de l’avoir rencontré, vous ne découvrirez jamais qui est vraiment Frédéric, Julien ou Anthony. Paradoxalement, vous saurez précisément ce qu’il est.