petites morts sans importance
&
poésie de supermarché

 

 

porté disparu

 

 

J’apprendrai ta mort par hasard. Une mort très probablement survenue plusieurs années plus tôt. Je me plais à croire que cet écart entre la date réelle et celle de l’annonce, annihilera ce reste de peine dont le réservoir se sera alors enfin purgé depuis le jour de notre séparation.
Car après tant de temps sans nouvelle, me restera-t-il seulement un souvenir de toi ? Aujourd’hui déjà, il me faut creuser, forcer ma mémoire pour faire remonter à la surface quelques images floues, des sons sans voix et des vérités toujours plus distordues.

Il perdure encore nos surnoms à particule : Kono de Paris et Kono de Nice ; ton baiser impulsif sinon brutal au sortir de la gare phocéenne où j’étais venu te chercher pour notre première rencontre après plusieurs semaines d’échanges via un site de blogs ; la tension durant les deux interminables mais joyeuses heures de route jusqu'à mon domicile ; la découverte de ton sexe trop gros ; nos appels téléphoniques, chaque soir, quand près de neuf cents kilomètres nous séparaient ; le long couloir du trois pièces, dans le 13ème, toujours partagé avec ton ex compagnon malgré votre rupture, davantage subie par toi que voulue ; ton absence de réaction quand ce dernier, saoul, m'avait collé pendant mon sommeil, une nuit où tu travaillais (je l’avais sèchement repoussé, que t’en a-t-il raconté ?) ; ta petite radinerie non assumée ; quelques chansons mélancoliques, Etienne Daho et Dépêche Mode ; le canapé rouge que j’avais massacré en voulant nettoyer les restes d'une  étreinte ; ton irritabilité avant le café du matin ; un canard jaune dans la salle de bain ; la cuisine, trop petite, dans laquelle tu m’avais fait le tout premier reproche en lien avec mes traits obsessionnels ; ton évitement agressif face à toute réflexivité ; notre dernière balade vers le Cours-Saint-Emilion pour y voir un film affligeant ; ton hypersensibilité et sa carapace ; ta virilité contrôlée et ton goût pour les baskets rouges. De cet appartement où je venais te visiter quelques jours par mois, restent toujours vivantes, l'histoire (menace préméditée ?) que tu m’avais racontée dès ma première venue, au sujet d’un amoureux transi oublié du jour au lendemain et, bien entendu, la discussion qui avait scellé notre rupture. Une liste de souvenirs en demi-teinte, les innombrables belles choses étant, depuis, devenues un mensonge.

Il y avait eu ces vacances d’été dont je ne sais plus le nombre de jours. Nous les avions débutées en Provence (t’avais-je présenté ma famille ? Où logions-nous ?) puis rejoint la Catalogne. Les photos montrent des bouches souriantes et des regards déjà un peu ailleurs. Enfin, nous étions partis chez les tiens, dans le Béarn.
J’y avais été accueilli avec beaucoup de gentillesse mais sans enthousiasme hormis de la part de ta soeur et d'un couple d'amis à toi. Il planait une forme d'inquiétude,  somme toute normale : j’étais le nouveau, l'inconnu qui avait pris la place du compagnon accepté et toujours aimé de tous. Et puis, tes proches ne pouvaient ignorer cette distance entre nous qui ne devait rien à notre pudeur. Durant ces congés, nous n’avions pas fait l’amour, si peu de tendresse de ta part, des silences et une exaspération palpable à mon égard. De nouvelles situations mettaient à jour un grippage dans la mécanique naissante de notre idylle. Ce galop d’essai destiné à mieux nous connaître avait pris la tournure d’une promenade dans des sables rendus mouvants par ma passivité détestable, mon sentiment d’illégitimité et mes nouveaux complexes face à ta carrure massive : tu me surnommais « le famélique » et seul mon ventre plat semblait te plaire. J’étais rentré frustré, avec l’humiliation dans mes bagages et le siège arrière de ma voiture troué par une de tes cigarettes mal éteinte.

A ma grande surprise (avais-je été validé par ta famille ? Ou soutenu secrètement par ton ex ?), tu m’avais annoncé, juste avant d’embarquer dans ton avion, vouloir continuer notre relation. Nous avons poursuivi un peu plus de six mois durant. Les échanges à distance étaient affectueux, les jours passés ensemble se révélaient tendus, pollués par un conflit larvé : mon travail dans le secteur de la santé mentale confortait ta conviction que j'analysais en permanence toute chose (dont toi et notre couple) ; je te connaissais susceptible, je te découvrais suspicieux. Et je restais lâche. Ainsi, nous n'eûmes jamais de discussion sur notre relation ; le deal classique : demeurer à la surface contre un semblant de quiétude. Nous naviguions à vue, avec quelques hauts (tu évoquais une mutation dans les Pyrénées-Atlantiques, sans m’exclure de ton projet), de nombreux bas (nos corps se désaccordaient chaque mois d’avantage) et des remarques devenues méchantes ; une particulièrement : comme je t’avouais mon plaisir de te sentir t’assoupir contre moi, tu m’annonçais devant tes amis pouvoir dormir de la même manière contre n’importe quel plan d’un soir. Cette remarque dégueulasse, volontairement placée, m’avait profondément meurtri. Elle agit comme un détonateur : tu ne m’aimais pas, tu me méprisais ; la rupture était là depuis longtemps, sans avoir été dite. C’est dans cet état d’esprit que je te rejoignais, mi-mars, annonçant à l’un de mes amis que je reviendrai séparé.

Après deux journées d’évitement des corps et une matinée terré dans le silence, à quelques minutes de mon départ vers Nice, tu lâchais enfin : « Désolé, j’ai essayé mais je n’y arrive pas » ; ce à quoi je répondis : « Je comprends » ; deux phrases monstrueuses qui nous ramenaient un bref instant à la sincérité. Puis, nous avions échangé des banalités jusqu’à la gare où tu avais tenu à m’accompagner, contre ma volonté. Nous nous sommes quittés en nous promettant - le mensonge est tenace - une affection sincère.
Durant le voyage de nuit, j’ai senti la douleur, apparue au cours de l’été, revenir lentement mais inévitablement, à l’instar de la force d’une marée. Une douleur qui allait désormais m’accompagner dans un mouvement de balancier m’interdisant un deuil paisible. L’antalgique vint l'automne suivant. Mon unique rencontre depuis mars, devenue belle amitié, allait poser un onguent sur la plaie. Deux printemps plus tard, loin des Alpes où je le rejoignais à chacun de mes congés, nous nous installions en colocation dans la capitale. L’ironie du hasard voulut que je passe régulièrement devant le logement que tu avais habité, pour me rendre à mon travail. Je ne sais, de ma crainte ou de mon désir d’y croiser une de tes connaissances, lequel des deux me tourmenta le plus.

Nous nous sommes revus trois années après notre rupture, à l’occasion d’une de tes venues sur Paris chez ton ancien compagnon et après que je t’avais envoyé une lettre amicale à l’adresse de tes parents, n’ayant pas tes coordonnées dans le sud-ouest ; tu m'avais aussitôt téléphoné, enjoué et heureux de cette reprise de contact. Les retrouvailles, qui durèrent toute une journée furent joyeuses, presque enfantines, sans enjeu. Un moment de grande complicité et d’apaisement. Étant présent toute une semaine, tu avais émis le souhait de nous revoir. Mais lors la deuxième rencontre, tu étais apparu froid, agacé et lorsque je te tendis un livre, ta colère explosa en pleine rue, repoussant violemment mon cadeau : « Je t’ai dit de ne rien m’offrir ! Tu fais chier ». Le reste de la journée ne fut que tension et tu étais parti très irrité. Le surlendemain au téléphone - conversation surréaliste - tu m'expliquais en geignant que ta jambe « flageolante » ne te permettrait pas de marcher et que nous ne pourrions plus nous voir. Puis je reçus un mail agressif et incompréhensible me traitant de « parfait petit pédé parisien », me reprochant d’avoir « tout gâché » et fermant la porte à tout échange. Dévasté par la violence et l'irrationalité de tes propos, je rédigeai un mail confus te faisant part de mes sentiments puis j’effaçai tes coordonnées  de mon smartphone et de mon ordinateur.

La marée est alors revenue. Je l’ai laissée m’emporter. Je me suis délesté de ce poids mort, trop lourd, qui m’aurait fait sombrer. A la place, j’ai laissé couler au fond l’existence de ces choses du coeur que je ressentais pour toi. Je me suis anesthésié durant une dizaine d’années. S’il m’arrivait d’être saisi par la tristesse ou la colère que j’exprimais dans un écrit vengeur, le vide reprenait vite l'espace. Je me suis longtemps questionné sur la durée, que j’estimais pathologique, sinon pathétique, de ce deuil pour notre histoire successivement requalifiée de perte (de sentiments, de temps, d'argent), d'erreur de parcours, puis plus simplement de relation non amoureuse et que d'aucuns résumeront de toxique ou masochiste à la lecture de mon récit arbitrairement à charge. Je l’expliquais par la composante obsessionnelle de ma personnalité et très certainement une peur traumatique de l’abandon. Mais j'étais aussi dans le déni de mes véritables affects. Sitôt qu’une sensation de manque ou d’injustice surgissait, je piochais dans le sac à rancœur, bien rempli, de ce fameux été passé ensemble réécrivant chaque scène en tourment. Ainsi, « Nous » continuait d'exister, tout en m'en défendant farouchement. Mais je ne pourrai me mentir éternellement : après notre séparation, je ne connaîtrai que sept amants éphémères et mes rêves, à défaut de mes pensées que je refoulais, continueront de me ramener régulièrement à toi.
Le temps aidant, j’ai fini par accepter cette affection bancale que je te vouais : un sentiment stérile qui ne sera jamais partagé, une douleur familière devenue presque apaisante en comblant ton absence.

Près de quinze après notre rencontre, en vidant ma cave, je tombais sur le vieux téléphone à touches de nos premières conversations nocturnes, un Alcatel que tu raillais affectueusement. Hasard du calendrier, ce fut une semaine avant tes cinquante ans. Quelques jours plus tard, spontanément, je t'adressai mes voeux par un SMS auquel tu répondis : « Merci, c’est gentil mais qui est-ce ? ».
Sitôt que tu eus l'information, plus de retour. Tu ne le saurais jamais car je me doute que tu as aussitôt bloqué mon numéro, mais je ne te relançai pas. Sans attente, je ne fus nullement attristé ou blessé. Un peu déçu, certes : ne nous apprend-on pas que le temps érode jusqu’aux arêtes les plus tranchantes ?
Par ta réaction, tu restais celui que j’avais alors connu, fidèle à ses limites comme je le suis à mon attachement. Quelques semaines plus tard, sans manifestation de ta part pour mon demi-siècle, j’ai enfin paisiblement intégré le fait d’avoir été définitivement effacé. Toi, tu restes écrit sur les pages d'une histoire vécue puis devenue fiction. Aussi parfois, quand le Moi d’avant, jeune homme rêveur aux yeux malicieux, refait surface, mon inconscient construit un scénario de midinette qui nous ferait se croiser dans un bar, un wagon de métro. Mais, même dans mes songes, ton apparition est vécue comme un mirage, un arrêt sur image pendant quelques millièmes de seconde, un regard, un sourire puis la reprise inexorable du temps, loin de toi.

Un jour, probablement par hasard, j’apprendrai sa mort. J’apprendrai alors la date officielle de sa disparition.