|
petites morts sans importance & poésie de supermarché
un homme solitaire
Il ne s'était jamais vraiment permis de folies.
Entendez par là, un voyage improvisé, un achat inconsidéré ou une simple
rencontre sexuelle d'un soir. Chacune de ses actions résultait d'une
réflexion, d'une analyse, d'ailleurs peu élaborées, qui ne laissaient
aucune place à l'improvisation. Au delà de l'illusoire maîtrise, c'était
avant tout la volonté de les inscrire dans une démarche construite, de
conscientisation, qui animait ses choix. Jusque dans l'absurde, comme
quand adolescent quelques idées morbides l'envahissaient et qu'il
imaginait son suicide, sautant depuis le toit d'une tour, déguisé en
autruche car cet oiseau ne vole pas. Ainsi, sa mort et ce qui l'aurait
provoquée auraient relevé de la logique.
Sans être contemplatif, il avait toujours aimé
observer les gens. Enfant, il admirait ses camarades, leur mouvement,
l'élan vital qui les animait quand spectateur, il omettait de
reconnaître son propre corps. Et même s'il devinait par avance les
conséquences, parfois néfastes, de leurs décisions hâtives, il leur
enviait cette spontanéité et cette capacité à risquer. Il avait grandi à
coté de ce corps, en l'ignorant d'abord puis en le disséquant, tel un
cadavre qui révèlerait les secrets qui ont causé sa perte. Pendant trop
longtemps, il avait oublié qu'il était vivant. Par la suite, ils avaient
fini par mieux s'entendre.
Les personnes qui l'aimaient, mais aussi celles qu'il
fréquentait dont les patients souffrant de troubles mentaux qu'il
accompagnait, s'accordaient à dire qu'il était une belle personne,
intérieurement. Ayant eu peu de visites de son ampoule rectale, il se
questionnait sur ce consensus concernant ses muqueuses. Il avait plutôt
tendance à se considérer comme une éprouvette de laboratoire dont le
"bon fond" se limitait à quelques résidus douteux et qu'il valait mieux
éviter de secouer pour ne pas troubler l'apparente clarté de la surface.
Qu'un homme éprouvait du désir à son égard et il se
mettait aussitôt à courir. Il ne fuyait pas pourtant, mais c'est
lorsqu'on l'attrapait qu'on le perdait. C'était un fait vérifié et
relativement douloureux pour chaque partie. Peut-être avait-il déjà vécu
ce qu'il avait à vivre sur le plan sentimental. Probablement était-il
parfaitement lucide sur le danger que représentait sa relation à l'autre
sur son équilibre précaire. A la vérité, quand certains le pensaient
comme un coffre-fort à la combinaison complexe, il n'était qu'une porte
entrouverte.
Il lui plaisait parfois de croire qu'il mourrait
centenaire, mais la pensée de voir s'éteindre ceux qu'il affectionnait
et qui étaient sa mémoire, le plongeait dans une insondable tristesse.
Non pas qu'il eut quelques angoisses quand à la mort elle-même - il
l'avait clairement intégrée - mais il aurait souhaité, si possible,
mourir d'un arrêt cardiaque. Le cœur est un organe qu'il n'avait jamais
compris, que ce soit dans sa fonction vitale ou dans sa représentation
affective. Et puisqu'il lui avait si souvent fait défaut tout au long de
sa vie, il espérait qu'il assurerait son rôle défaillant au moment de la
grande surprise.
"La vie est belle. Parfois, je la comprends mais
sitôt perçu, cet instant de lucidité n'est plus. Comme à la première
découverte de l'autre, à l'heure des corps nus, quand chaque millimètre
carré de la peau ressent et qu'il n'y a plus aucun espace pour la
réflexion ou la raison. Peut-être est-ce cela être en vie. Cet éphémère."
| |