petites morts sans importance
&
poésie de supermarché

 

 

une fin de saison 2

 

 

Alain va mourir. C'est une question de minutes. Une heure tout au plus. En partant, l'infirmière m'a fait un signe de la tête auquel j'ai répondu par un sourire. Quand j'entre dans la chambre, je suis à nouveau saisi par le parfum si particulier de la mort. Une odeur de selles, de médicaments, de décomposition interne dont je me dis qu'elle va imprégner la moindre parcelle de mes vêtements mais il n'en est rien. Cette odeur ne veut pas de moi. Je note la présence du deuxième flacon de perfusion, tout juste posé. J'observe un instant : une goutte par seconde. Un millilitre équivaut à vingt gouttes. Un flacon de cent-vingt-cinq millilitres donnera donc deux-mille-cinq-cent gouttes. Ainsi, il reste à Alain deux-mille-cinq-cent gouttes/secondes à vivre.

- "Bonjour Alain".

Alain ne répond pas. Alain ne m'a jamais répondu. Je ne connais même pas sa voix. Depuis bientôt un mois que j'assure une présence quatre nuits par semaine, Alain n'a, à aucun moment, prononcé le moindre mot. Lorsque j'arrive, l'aide-ménager l'a déjà étendu nu sur son lit avec, au niveau du bassin, la couche bleue de la nuit, ouverte afin d'éviter une macération. A mon départ le matin, je la remplace par la protection verte de jour. Dans l'appartement, aucun bruit si ce n'est parfois la chasse d'eau du logement juste au-dessus.

Mon travail est des plus sommaires : répondre aux demandes d'Alain. Alain ne demande rien. Parfois, je dois le nettoyer de ses déjections et lui changer sa couche. Certains soirs, des gens débarquent à l'improviste. Ils ont les clés. Un garrot, une seringue, des drogues. J'attends dans le salon en imaginant qu'ils lui injectent du rêve. Ce soir, personne ne nous surprendra. Pas plus ses amis que sa famille qui n'est jamais venue le visiter. Nous sommes seuls avec, sur la table de chevet, au niveau de son visage, la photo de son compagnon décédé huit années plus tôt du même mal qui l'achèvera cette nuit.

Deux-mille-deux-cent-quinze gouttes. Je me déshabille et je m'allonge nu à côté d'Alain. Je lui prends la main.
Mille-neuf-cent-quatre-vingt gouttes. Je lui parle. Je lui raconte les voyages immobiles.
Mille-cent-vingt-trois gouttes. Je me tais. Je cale ma respiration sur la sienne. Dans quelques instants, c'est sa respiration qui se calera sur la mienne.
Cinq-cent-quarante gouttes. Voilà, c'est lui qui m'accompagne maintenant. Je peux diminuer progressivement ma fréquence respiratoire. Mon souffle s'étire.
Cent-soixante-six gouttes. Un moustique vient de me piquer au niveau du mollet. Je lutte contre la démangeaison. Je ne cède pas.
Cent gouttes. Inspiration. Pause.
Quatre-vingt-dix gouttes. Expiration. Pause.
Quatre-vingt gouttes. Inspiration. Pause. La porte d'entrée de l'immeuble a claqué.
Soixante-dix gouttes. Expiration. Pause.
Soixante gouttes. Inspiration. Pause.
Cinquante gouttes. Inspiration. Pause. Quelqu'un est entré dans l'appartement du haut.
Quarante gouttes. Expiration. Pause.
Trente gouttes. Expiration. Pause. Quelqu'un a tiré la chasse d'eau au-dessus.
Vingt gouttes. Inspiration. Pause.
Dix gouttes. Expiration. Pause.
Dernière goutte. Je retiens mon souffle. Quelqu'un est mort.